Courrier des statistiques N3 - 2019
Naissance d’une innovation en production statistique
Au départ, l’Insee visait à passer sur internet la collecte de l’enquête sectorielle annuelle (ESA) dans l’espoir d’en améliorer la qualité intrinsèque et le taux de réponse. Les arbitrages de moyens conduisirent à agréger le projet avec deux autres, pour construire une plateforme de collecte commune à toutes les enquêtes auprès des entreprises de la statistique publique. Une demande gouvernementale de simplification des enquêtes obligea l’Insee à précipiter la mise en ligne de l’ESA sur internet. Cette contrainte allait à nouveau modifier le projet et, du fait de la complexité du questionnaire, conduire à une première innovation de rupture : le développement d’un générateur de questionnaires et la validation du concept de métadonnées actives. La gouvernance du projet faillit aussi être bouleversée par la difficulté d’adapter la future plateforme de collecte aux enquêtes auprès des ménages. Le premier « hackathon » de l’Insee, à l’initiative de la maîtrise d’œuvre, permit une deuxième innovation de rupture : le développement d’outils mutualisables, permettant de générer automatiquement, dans un standard international et de façon ergonomique, les métadonnées d’enquêtes, fournissant les briques d’un véritable atelier de conception. Voici ainsi un exemple rare et réussi de transformation d’un projet et d’adaptation à son environnement, puis de récupération par l’institution d’innovations qui ont bousculé les procédures classiques de genèse de projets.
- Le besoin initial : un projet circonscrit et classique
- D’autres demandes de moyens concomitantes
- Arbitrages, naissance d’un projet...
- ... Et déjà une volonté de généralisation
- Comment utiliser efficacement un choc exogène
- Nouveau rebondissement, cette fois endogène
- La spécificité d’une plateforme partagée avec un autre ministère
- Naissance du petit dernier, l’outil Pogues
- Conclusion
Dans une organisation humaine d’une certaine taille (disons plusieurs milliers de personnes), l’introduction d’une innovation résulte pratiquement toujours d’un processus complexe et souvent imprévisible. Il y a d’abord la formalisation du contenu potentiel d’une innovation à partir d’un besoin ressenti par des utilisateurs (par exemple via un service marketing chargé de « révéler » les besoins des clients), ou à partir d’idées nouvelles émises par des agents particulièrement créatifs. Il s’ensuit logiquement un processus de gestion des différentes idées ou projets pour les trier, quantifier les moyens dont ils bénéficieront et les ordonnancer dans le temps. Ce processus de gestion de l’innovation est étroitement lié au processus d’arbitrage des moyens, ce qui n’est pas sans impact sur la vie des projets, leur déroulement, leurs acteurs. Il arrive cependant qu’on puisse transformer les chocs tant internes qu’externes en opportunités : profiter de ces chocs plutôt que les subir. Ceci peut donner naissance à des innovations importantes et totalement différentes du besoin exprimé au départ. C’est ce qu’illustre l’histoire des projets Coltrane, Eno et Pogues. Les trois articles suivants reviennent en détail sur Pogues (Franck Cotton et Thomas Dubois), Eno (Heïdi Koumarianos et Éric Sigaud) et Coltrane (Olivier Haag et Anne Husseini-Skalitz).
Le besoin initial : un projet circonscrit et classique
À l’été 2009, une grande préoccupation de la direction des Statistiques d’entreprises (DSE) de l’Insee était le retard et la moindre qualité des résultats sectoriels fins d’Ésane, le nouveau système d’information de la statistique structurelle d’entreprises, dont c’était la première année de mise en production.
L’élaboration des résultats à ce niveau fin de nomenclature repose sur la ventilation du chiffre d’affaires des entreprises entre leur activité principale et d’éventuelles multiples activités secondaires. Cette ventilation est la principale information que l’on cherche à collecter dans les deux enquêtes (ESA et EAP) qui forment l’un des deux piliers du système Ésane. Pour de nombreuses entreprises, dont les répondants ne sont pas des spécialistes des nomenclatures, l’explicitation des diverses activités entre lesquelles ils doivent ventiler leur chiffre d’affaires se fait sous forme de libellés en français qu’il faut ensuite coder pour pouvoir exploiter l’enquête (« vente de ceci... », « fabrication de cela... », « fourniture de tel service... », etc.). C’est cette activité de codage, dont le volume avait été mal anticipé, qui était en assez grande partie responsable du retard de la production et de la moindre qualité des données d’Ésane.
Bref, à la fin de l’année 2009, l’Insee souhaitait améliorer la qualité de la réponse à cette question, couplé si possible à une amélioration du taux de réponse. Il y avait pour cela une idée naturelle : passer du mode de collecte papier, en vigueur à l'époque, à la collecte par internet. Cette dernière présentait potentiellement de nombreux avantages :
i. elle répondait à une demande de modernisation et de simplification de la part des entreprises ;
ii. elle correspondait aux orientations du programme à moyen terme de l’Insee et à celles de son ministère de rattachement (Économie), dont une structure était chargée, pour le compte de tous les autres ministères, de l’adaptation aux nouvelles technologies ;
iii. elle permettait de réduire significativement les frais d’impression, d’envoi, et de saisie, d’autant plus que l’ESA avait un échantillon très important (plus de 100 000 entreprises) et un dispositif d’impression complexe (plus de 200 modèles de questionnaires selon les secteurs !) ;
iv. on imaginait enfin, et peut-être surtout, à la fois améliorer le taux de réponse à l’enquête et à la question de la ventilation du chiffre d'affaires en particulier, en la rendant par exemple obligatoire et bloquante, et accroître la qualité de la réponse en proposant des questions annexes, dans le cadre interactif du web, lesquelles auraient permis aux entreprises de mieux signaler leurs activités secondaires au regard de leur activité principale. On imaginait aussi améliorer la qualité générale de l’enquête en introduisant des contrôles interactifs, éventuellement bloquants. Tout cela nécessitait néanmoins des tests de faisabilité et de performance.
C’est ainsi qu’en avril 2010 la DSE effectuait une première demande de moyens pour lancer un projet de passage de la collecte de l’ESA sur internet : il s’agissait d’un projet innovant (point iv), rentable (point iii), cohérent avec le programme à moyen terme (point ii), présentant de fortes externalités positives (point i) et somme toute relativement classique et circonscrit.
D’autres demandes de moyens concomitantes
Par ailleurs, en 2008, à la suite d’une décision politique de simplification des structures ministérielles, la production statistique du Sessi venait d’être rattachée à l’Insee. L’institut avait en particulier récupéré la responsabilité de l’ensemble des enquêtes d’entreprises dites « thématiques », quel que soit leur secteur d’interrogation. Celles qui étaient gérées auparavant par le Sessi étaient déjà accessibles par internet mais via une plateforme que l’Insee souhaitait abandonner pour des raisons de sécurité et de maintenabilité. L’institut disposait bien d’une infrastructure de collecte par internet des enquêtes auprès des entreprises, mise en place depuis 2004 : celle-ci était adaptée à des enquêtes infra-annuelles aux questions répétitives mais pas à des enquêtes thématiques dont les questionnaires pouvaient évoluer à chaque occurrence, comme ceux exigés par les règlements européens.
Concomitamment, en avril 2010 donc, avec des objectifs similaires à ceux de l’ESA (simplification, modernisation, qualité, économie), la DSE effectua une seconde demande de moyens informatiques, pour assurer le passage sur internet des enquêtes thématiques. Entre autres raisons, il paraissait souhaitable, vu le sujet, d’être capable de gérer par internet l’enquête sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication par les entreprises (TIC), menée à la demande d’Eurostat tous les ans depuis 2006. L’échéance de disponibilité visée était janvier 2012.
Côté informatique, on s’inquiétait de voir se développer autant de solutions que de besoins ponctuels pour toutes les collectes par internet, alors que les fonctions assurées ou les services rendus étaient manifestement les mêmes, quelle que soit l’enquête envisagée : créer le questionnaire, authentifier les enquêtés, mettre à disposition le questionnaire, contrôler les données, rapatrier les données à l’Insee de façon sécurisée, etc. On mettait donc l’accent sur la nécessaire mutualisation de ces fonctions et demandait aussi des moyens pour développer une infrastructure moderne qui serait commune et partagée entre les diverses maîtrises d’ouvrage d’enquêtes, y compris celles des enquêtes auprès des ménages.
Arbitrages, naissance d’un projet...
Face à la multiplicité des demandes de moyens, inhérente à toute organisation, l’Insee dispose de son propre dispositif de régulation, un comité ad hoc (dit comité des investissements) qui analyse toutes les demandes, les classe en fonction d’un certain nombre de critères et les soumet à l’arbitrage du comité de direction. Il proposa assez logiquement de regrouper les trois demandes précédentes qui concernaient chacune la collecte par internet en un seul et même projet, et de lui attribuer deux chefs de projet spécifiques, un avec une compétence informatique et un avec une compétence métier (donc à la DSE). Sur la base de cet arbitrage, un nouveau projet était né, même si les moyens en question furent loin d’être immédiatement disponibles.
À ce stade, le projet devenait évidemment beaucoup plus large que la simple collecte par internet de l’ESA : il s’agissait de construire une plateforme de collecte offrant tous les services mentionnés plus haut, la demande spécifique pour l’ESA devenant ici un ensemble de services particuliers à rendre et donc à intégrer dans le projet. La plateforme devrait ensuite être utilisée aussi bien par les enquêtes auprès des entreprises déjà disponibles sur le web que par les enquêtes thématiques auprès des entreprises, voire par les enquêtes auprès des ménages. Le projet impliquait surtout une organisation dans laquelle la DSE, en tant que premier utilisateur de la plateforme, était maître d’ouvrage. Côté enquêtes auprès des ménages en effet, la collecte est le plus souvent administrée en face-à-face via un réseau d’enquêteurs. Via internet, elle devenait auto-administrée, ce qui posait des problèmes de biais qu’il était important de pouvoir mesurer avant même de changer de mode de collecte. Côté enquêtes auprès des entreprises, les questionnaires étaient déjà auto-administrés, la plupart des questions quantitatives, et la réponse des entreprises ainsi bien moins influencée par le mode de collecte (papier ou électronique).
Les deux chefs de projet baptisèrent le projet Coltrane, dès leur arrivée en septembre 2011, et il était déjà sensiblement différent de l’idée initiale.
... Et déjà une volonté de généralisation
La situation au lancement du projet était la suivante :
- côté maîtrise d’ouvrage, l’expérience des collectes par internet existantes (ex-Sessi, enquêtes infra-annuelles) et l’étude d’une demi-douzaine de réalisations étrangères permettaient de bien cerner l’ensemble des services à offrir à la fois aux entreprises enquêtées et aux gestionnaires d’enquêtes en interne. En juillet 2011, pour plus de généralité encore, une proposition fut faite aux services statistiques ministériels (SSM) impliqués dans des enquêtes auprès des entreprises, lesquels ne collectaient pratiquement pas par internet : mener une étude de faisabilité d’un portail de collecte unique pour les entreprises (les répondants se connectent à un même site), voire partager au sein du Système statistique public la future plateforme Coltrane (ils bénéficient de tous les services offerts par la plateforme) ;
- côté informatique, l’idée d’une construction modulaire préfigurant les développements agiles et s’appuyant sur le langage XML était présente dès l’origine. Elle incluait plusieurs chantiers indépendants : authentification des répondants, gestion des contacts, portail des services proposés aux enquêtés, et plateforme de collecte proprement dite. L’informatique apportait une idée tout à fait nouvelle : optimiser la mise en ligne d’une nouvelle enquête par le recours à un générateur de questionnaires à partir des métadonnées décrivant l’enquête. Cela permettait d’aller encore plus loin dans la généralité, sans se limiter à la collecte par internet : on envisageait une collecte multimodale, fondée sur une description unique de l’enquête, s’appliquant à tous les cas de figure connus (papier, échange de formulaires informatisés, dépôt/retrait de fichiers, etc.), potentiellement adaptable aux enquêtes auprès des ménages. Le générateur de questionnaires à partir des métadonnées devait logiquement être fourni à Coltrane par le référentiel de métadonnées statistiques de l’Insee RMéS, sous réserve que ce dernier soit prêt à temps (Bonnans, 2019).
Ainsi, au démarrage effectif du projet Coltrane, les idées de la maîtrise d’ouvrage et des informaticiens conduisaient toutes deux, de façon complémentaire, à un projet bien plus ambitieux et général qu’il ne l’était au départ. C’est alors qu’un événement imprévu vint modifier le cours normal du projet.
Comment utiliser efficacement un choc exogène
En avril 2011, quelques mois avant le démarrage proprement dit du projet, les assises nationales de la simplification firent remonter des entreprises, principalement de la part des PME, une forte demande d’allègement de la charge de réponse des entreprises. Le cabinet du secrétariat d’État qui les avaient organisées, demanda des propositions en ce sens à court terme. Comme la quasi-totalité des enquêtes de la Statistique publique auprès des entreprises répondaient à un règlement européen, et qu’une réduction importante de la charge venait d’avoir lieu avec la mise en place d’Ésane, l’allègement ne pouvait pas provenir du contenu des enquêtes. On proposa une autre forme de simplification : accélérer la mise en ligne sur internet des enquêtes auprès des entreprises ; avec in fine deux dates cibles : permettre une réponse dématérialisée à l’ESA dès janvier 2012, et à la totalité des enquêtes pour 2013.
Or les seuls moyens réellement mobilisables à cette fin étaient ceux du projet Coltrane. La seule solution viable était alors de les utiliser pour un développement rapide, satisfaisant la demande politique à court terme, puis de revenir au projet ensuite. Il n’était évidemment plus question de tester comment améliorer la qualité de la réponse à la ventilation du chiffre d’affaires ; on n’en avait plus le temps. Ainsi le projet initial disparaissait-il avant même d’avoir commencé. Il s’avéra rapidement que la date de janvier 2012 était inatteignable (avec plus de 200 déclinaisons sectorielles, le questionnaire de l’ESA était de loin le plus complexe de toute la statistique d’entreprises) mais, après mûre réflexion, l’équipe de projet fit deux propositions originales qui facilitaient bien les choses :
- intégrer la dématérialisation de l’ESA dans le cadre du projet Coltrane : on ne perdait pas de temps ainsi sur le projet et on pourrait tenir quand même la date de janvier 2013 pour l’ESA suivante ;
- se servir de la description de l’enquête avec ses métadonnées pour générer les 200 modèles de questionnaires différents ; en d’autres termes « tester » le concept de « métadonnées actives » : l’outil de génération de supports de collecte « Eno » allait naître. Pour plus de détail, voir l’article de Heïdi Koumarianos et Éric Sigaud sur Eno.
L’équipe de projet travailla en parallèle à la mise au point de l’expression des besoins de Coltrane (achevée en avril 2012) et à la préparation de la dématérialisation de l’ESA pour janvier 2013. Elle se chargea de la description de l’ESA selon les standards internationaux en matière de métadonnées (DDI ou Ouvrir dans un nouvel ongletData Documentation Initiative). En revanche l’urgence des délais trancha le débat de savoir qui se chargerait du générateur de questionnaire : ce ne pouvait être que le projet Coltrane.
Comme c’est souvent le cas en matière d’innovation, il n’est pas certain que l’Insee ait perçu à l’époque la puissance du concept de métadonnées actives et de la filière qu’inaugurait le générateur de supports de collecte Eno. Grâce à ces nouveaux outils, fussent-ils intermédiaires, le délai de janvier 2013 fut tenu in extremis pour l’ESA. Surtout, le succès technique engrangé apporta à toute l’équipe de projet la preuve de l’opérationnalité du concept. Il est peu probable que sans cette contrainte exogène sur les délais et sur l’ESA le projet se soit déroulé de la même façon et en eût apporté la preuve aussi tôt.
Nouveau rebondissement, cette fois endogène
Début 2012, sachant qu’Eurostat devait lancer une réflexion stratégique sur la modernisation des enquêtes principalement sociales, l’Insee fit de même, avec un rapport prospectif formulant des recommandations stratégiques pour le développement de la collecte par internet et plus généralement des enquêtes multimodales, à la fois pour les ménages et les entreprises. Il fut rendu quasiment en même temps que l’expression des besoins du projet Coltrane, en avril 2012.
Les recommandations stratégiques concernaient principalement les enquêtes auprès des ménages, pour lesquelles les enjeux du passage à une collecte multimode apparaissaient extrêmement forts. Pour la partie concernant les entreprises, elles reprenaient les orientations de Coltrane qui se voyait ainsi conforté, et soulignaient entre autres l’importance des métadonnées actives. Mais elles engageaient aussi à réfléchir, sur un plan technique, à l’unicité, ou pas, d’une plateforme de collecte multimode commune aux ménages et aux entreprises, ou de la seule mise en commun de certains modules. De même, pour les enquêtes auprès des entreprises, le rapport questionnait le partage d’une plateforme entre les SSM et l’Insee. À court terme, la plupart des recommandations portaient sur les seules enquêtes auprès des ménages et pour ce qui concernait aussi les entreprises, sur la mise en place d’une coordination sur le thème général du multimode dans l’ensemble du Service statistique public.
En parallèle, l’analyse de l’expression des besoins de Coltrane par le comité des investissements, tout en ne remettant pas le projet en cause, le replaçait dans le contexte du système d’information existant pour les enquêtes auprès des ménages : or ce dernier accordait une place centrale à l’outil Blaise, largement distribué dans le monde, plus particulièrement adapté aux enquêtes en face-à-face, mais peu compatible avec l’architecture qui se dessinait pour Coltrane. Ces questions étaient cependant spécifiques à l’univers des enquêtes auprès des ménages. Les enjeux étaient totalement différents dans la sphère des enquêtes auprès des entreprises où la question de l’unicité d’une plateforme entre l’Insee et les SSM était prépondérante. Les recommandations du comité des investissements suite à l’expression des besoins, en insistant sur la nécessité d’une convergence stratégique entre les deux sphères « ménages » et « entreprises », abordaient une généralisation différente, qui n’était finalement pas la question centrale. De fait, une grande partie de cet avis consultatif n’a pas été mise en œuvre, et c’est heureux : en introduisant ce souhait de convergence non réellement pertinent à ce stade, elles auraient finalement été dommageables au déroulement du projet ; car elles lui auraient fait porter une complexité supplémentaire, en particulier dans la gouvernance liée aux enquêtes auprès des ménages, ce qui l’aurait certainement retardé.
La spécificité d’une plateforme partagée avec un autre ministère
Une recommandation du comité des investissements restait toutefois à l’ordre du jour : la nécessité d’approfondir l’impact organisationnel d’une gestion commune des contacts dans les entreprises, entre les SSM et l’Insee : il apparaissait de plus en plus probable, en juin 2012, que la Dares allait adopter la plateforme Coltrane pour faire basculer l’enquête Acemo trimestrielle sur internet.
De fait cela allait constituer un sous-projet de Coltrane. C’était tout à fait cohérent avec l’objectif de disposer d’une plateforme de collecte partagée entre l’Insee et les SSM, et constituait une vraie simplification pour les entreprises jusque-là interrogées séparément par les divers services statistiques. En revanche, si la plateforme était commune, cela signifiait par exemple que la hot line serait commune : les personnels de l’Insee chargés de cette hot line allaient répondre à des entreprises interrogées par la Dares, celle-ci devant conserver le contact avec les entreprises pour les questions « métier » ; on se demandait comment les entreprises allaient réagir et il fallait clarifier l’organisation entre tous les acteurs.
En réalité, la mise en place d’une hot line (en l’occurrence dans les « pôles Insee Contact » qui dépendent de la direction de la diffusion (et de l’action régionale), donc pas de la DSE) engendra beaucoup plus de questions à résoudre en interne à l’Insee, notamment d’organisation (horaires, compétences nouvelles à acquérir, champ de responsabilité par rapport aux gestionnaires des enquêtes, représentation dans la gouvernance du projet), que le partage de la hot line par deux administrations : lorsqu’une entreprise a perdu son identifiant, elle se moque de savoir qui lui répond pourvu qu’on lui réponde.
L’ensemble des solutions apportées aux problèmes posés par le partage d’une même plateforme de collecte fut consignée dans une convention qui fixe les droits et les devoirs de chaque administration : l’Insee mettait à disposition la plateforme de collecte, la hot line, et dût développer quelques fonctions spécifiques pour la Dares ; celle-ci fournissait le questionnaire qu’il fallut décrire avec le standard DDI, ainsi bien sûr que l’échantillon d’enquêtés ; en retour l’Insee renvoyait les réponses des enquêtés à la Dares ; les flux de données, les engagements de services de l’Insee et bien sûr une compensation financière y sont décrits en détail.
Naissance du petit dernier, l’outil Pogues
Coltrane poursuivait le cours normal d’un projet informatique d’ampleur, sans fait notable qui le distingue des autres... Il devait déboucher logiquement, à partir de la fin 2015, sur le passage progressif de l’ensemble des enquêtes sur la nouvelle plateforme, ce qu’on appelait la « phase deux » du projet, dont l’histoire nécessiterait un article en soi. Avançons donc dans le temps pour narrer une dernière péripétie. Nous sommes au printemps 2015. Les deux chefs de projet demandent l’autorisation d’interrompre leur travail courant pour se réunir une semaine avec d’autres informaticiens pour un « hackathon », un séminaire en résidentiel consacré à de la réflexion et de la programmation à haute dose ; ils ne veulent pas trop en dire, car ils ne sont pas sûrs de réussir. Ils se proposent de construire un outil qui générerait les métadonnées au standard DDI à partir de spécifications que pourrait donner un concepteur d’enquêtes au travers d’une interface ergonomique très simple.
La preuve complète de la faisabilité de l’outil baptisé Pogues ne fut donnée que quelques semaines plus tard à l’issue d’un nouveau séminaire de trois jours (Voir l’article de Franck Cotton et Thomas Dubois sur Pogues). Il s’agissait essentiellement de montrer que la génération des métadonnées en DDI pouvait se faire sans investissement de la part des concepteurs d’enquêtes, et que le processus de mise en ligne d’une enquête via la nouvelle filière leur ferait finalement gagner du temps. La plupart des participants au hackathon avaient suivi un cours sur le standard DDI ensemble et c’est de là que naquit l’idée d’aller plus loin et de créer une véritable « filière » qui en un seul « clic » allait de la formulation des questions de l’enquête à la génération de toute l’infrastructure de collecte permettant d’en récupérer la réponse.
La démonstration de leur prototype fut d’autant plus convaincante que la génération des métadonnées en DDI était le talon d’Achille de Coltrane : pour la phase initiale de mise au point des différents modules du projet, il n’y avait en gros qu’une enquête concernée tous les ans ; la mobilisation des experts en DDI était donc assez légère. Mais pour la seconde phase de généralisation, il allait falloir le faire à la chaîne pour une trentaine d’enquêtes et le processus devenait extrêmement dépendant d’un petit nombre d’experts. L’introduction du nouvel outil renversait le problème : soit l’outil allait considérablement aider les experts, soit il serait même suffisamment avancé pour être mis dans les mains des différents responsables d’enquêtes. Dans tous les cas, la phase de généralisation devenait beaucoup moins risquée.
Au bout du compte le projet Coltrane n’avait pas produit ce pour quoi il avait été programmé au départ, mais il avait produit beaucoup plus : les briques pour un futur atelier complet de conception et d’exploitation d’enquêtes, comportant une plateforme de collecte par internet nommée Coltrane, un outil ergonomique permettant aux concepteurs de produire les métadonnées d’enquêtes selon le standard DDI, nommé Pogues, et un générateur des supports de collecte à partir de ces métadonnées, applicable à tout mode de collecte, nommé Eno.
Conclusion
La gestion de l’innovation dans une organisation humaine est un sujet d’étude en sociologie des organisations (Alter, 2000 ; Ouvrir dans un nouvel ongletBrion, 2012 ; Laborde, 2017 ; Loilier et Tellier, 2013) : qui doit être à l’initiative ? Dans quelle proportion ? Sans un dispositif institutionnel pour gérer les demandes d’innovation venant de ses maîtrises d’ouvrage, un organisme se scléroserait et risquerait un lent dépérissement. Mais si on laissait réciproquement fleurir toutes les idées que pourraient avoir ses agents, une institution exploserait aussi sous le poids de la charge et l’incohérence finale de son système d’information. D’où la nécessité des procédures d’analyse des demandes et d’arbitrage.
Ce processus de régulation est particulièrement difficile à faire fonctionner dans le cas des projets qui se caractérisent par une rupture importante avec le passé. L’histoire de Coltrane montre qu’il est rare, si le processus disruptif va à son terme, que le produit final corresponde exactement à la demande initiale ; c’est inévitable et montre la capacité d’adaptation de l’institution. Dans le cas de Coltrane, elle a été bouleversée par des événements imprévisibles exogènes et endogènes, que le projet et l’institut ont su utiliser à leur profit. Si on analyse ex post la demande initiale, on se rend compte que sans plateforme de collecte, on n’aurait eu en réalité aucune chance de mener à bien les tests de faisabilité et de performance correspondants à une nouvelle forme d’interrogation de l’ESA ; au passage, en 2019, ce besoin initial demeure et pourrait constituer une évolution de Coltrane ; en tout cas, les outils sont maintenant réunis pour la mener à bien.
L’histoire d’Eno et de Pogues montre enfin que les idées ne viennent pas toutes des maîtrises d’ouvrage et que les maîtrises d’œuvre jouent aussi un rôle quelquefois majeur dans la création directe d’innovation, en dehors des procédures normales de lancement des projets. Lorsque cela se produit, il faut que l’institution sache laisser une liberté de manœuvre aux quelques individus plus créatifs que les autres mais dont la créativité s’accommode souvent mal du parcours du combattant des procédures internes. Il faut aussi qu’ex post elle sache récupérer ces innovations pour réellement les institutionnaliser. On s’engage alors dans un autre long parcours, semé d’embûches, qui fait appel à d’autres types de compétences, pour transformer un prototype en filière opérationnelle, maintenable et accessible à un ensemble varié d’utilisateurs. Mais ce serait là le sujet d’un autre article...
Paru le :19/12/2019
Les trois articles suivants reviennent en détail sur Pogues (Cotton et Dubois), Eno (Koumarianos et Sigaud) et Coltrane (Haag et Husseini-Skalitz).
La Nace, nomenclature d’activité européenne, comprend 615 classes et la nomenclature française (NAF) 732 sous-classes : un secteur fin est constitué de l’ensemble des entreprises dont l’activité principale correspond à une classe ou une sous-classe.
L’EAP (enquête annuelle de production) a la même fonction que l’ESA (enquête sectorielle annuelle), mais elle ne concerne que l’industrie, la ventilation du chiffre d’affaires se basant sur les 3 000 postes de la Prodcom (nomenclature européenne spécifique).
L’autre pilier est l’exploitation des données administratives que constituent les déclarations fiscales des entreprises.
Une étude du Sessi avait montré en effet que, même si les questions posées étaient les mêmes par internet et sur papier, les entreprises voyaient l’interrogation par internet comme une simplification par rapport aux enquêtes papier et les plébiscitaient par conséquent.
À l’Insee, la plupart des projets sont développés en interne et il n’y a que très peu de sous-traitance externe. L’attribution de moyens spécifiques dits « d’investissement » est donc une condition souvent nécessaire pour faire aboutir un projet.
Le Service des études et des statistiques industrielles (Sessi) est l’ancien service statistique du ministère de l’Industrie. À la fin des années quatre-vingt-dix, ce ministère avait été intégré au ministère des Finances pour former le Minefi.
Il s’agit de cinq ou six enquêtes par an, plus ou moins périodiques (certaines tous les ans ou deux ans, certaines tous les cinq ou dix ans, voire totalement nouvelles), dont la plupart répondent à un règlement européen sur un thème donné.
En juillet 2010, seuls deux autres projets sur vingt-six demandes bénéficièrent ainsi de moyens supplémentaires.
COLlecte TRANsversale d’Enquêtes renvoie à John Coltrane : l’équipe avait volontairement choisi d’identifier son projet au musicien, considéré comme « l’un des saxophonistes les plus influents et novateurs de l’histoire du jazz ».
Pour plus de détail, voir l’article de Koumarianos et Sigaud sur Eno dans ce même numéro.
Dans la méthodologie des projets Insee, cette première étape importante permet de s’approprier l’existant, précise les objectifs, l’organisation, le planning, le budget et les risques encourus. Son analyse par le comité des investissements conditionne l’affectation des moyens.
Data Documentation Initiative (DDI) : pour plus d’information voir le site https://ddialliance.org.
À ce stade, il s’agissait seulement de proposer aux entreprises de répondre à un questionnaire LibreOffice remplissable, image du questionnaire papier habituel. La « véritable » collecte par internet ne serait atteinte que plus tard. Techniquement tout marchait, mais le taux de réponse restait faible.
Direction de l’Animation de la recherche, des études et des statistiques au sein du ministère du Travail (service statistique de ce ministère).
Activité et Conditions d’Emploi de la Main d’Œuvre : l’enquête Acemo réalisée par la Dares est utilisée principalement pour la mesure des salaires de base, mais également pour les estimations provisoires d’emploi salarié.
Voir l’article de Cotton et Dubois sur Pogues, dans ce même numéro.
Pour en savoir plus
ALTER, Norbert, 2000. L’innovation ordinaire. 1er septembre 2000. Presses Universitaires de France, Collection Sociologies. ISBN 978-2-13-050902-8
BONNANS, Dominique, 2019. RMéS, le référentiel de métadonnées statistiques de l’Insee. In : Courrier des statistiques. [en ligne]. 27 juin 2019. N° N2, pp. 46-55. [Consulté le 14 octobre 2019]
BRION, Sébastien, 2012. Ouvrir dans un nouvel ongletL’organisation comme levier de l’innovation. [en ligne]. 6 février 2012. Gestion et management, Université Grenoble-Alpes, dossier d’habilitation à diriger des recherches. [Consulté le 30 octobre 2019]
LABORDE, Olivier, 2017. Innover ou disparaître. Mai 2017. Dunod, Collection Stratégie d’entreprise. ISBN 978-2-1007-5824-1
LOILIER, Thomas et TELLIER, Albéric, 2013. Gestion de l’innovation. 29 août 2013. Éditions EMS, Collection Les essentiels de la gestion, 2e édition. ISBN 978-2-84769-508-3