Courrier des statistiques N7 - 2022

Septième numéro et troisième anniversaire pour la revue depuis sa renaissance. L’ambition est toujours d’y aborder un large panel des problématiques de la statistique publique. Sur une tonalité pédagogique, il s’adresse au statisticien, débutant ou expert, à l’étudiant et à l’enseignant, comme au citoyen que la « fabrique » des statistiques intéresse.

Les deux premiers articles traitent de l’intégration du multimode dans les enquêtes, abordant les questions de méthodes et d’outils pour tirer parti de cette nouvelle approche de la collecte de données. Une grande opération statistique se modernise : le recensement agricole est désormais en multimode. Les sources administratives exhaustives sont plus accessibles, mais sont-elles pour autant faciles à mobiliser ? Un exemple avec l’analyse fine du patrimoine immobilier des ménages. Si la donnée forme la tonalité de ce numéro, une large place y est faite aux instruments qui la rendent exploitable et audible. La maîtrise du Cloud computing et des techniques de développement informatique sont mises en avant pour veiller à qualité de la production statistique. Le statisticien doit aussi être en capacité de jouer de concert avec d’autres disciplines académiques, comme la psychométrie dans l’évaluation des compétences des élèves. Enfin, la mise au point d’une nomenclature sur les infractions illustre l’utilité d’adopter un solfège commun pour ranger, classer et analyser les données.

Courrier des statistiques
Paru le :Paru le20/01/2022
Benjamin Camus, Inspecteur général honoraire de l’Insee, président du groupe de travail interministériel sur la nomenclature statistique des infractions de 2019 à 2021. Ce qui est présenté dans cet article est le résultat du travail collectif de ce groupe. Que tous les contributeurs soient ici remerciés.
Courrier des statistiques- Janvier 2022
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Le défi de l’élaboration d’une nomenclature statistique des infractions

Benjamin Camus, Inspecteur général honoraire de l’Insee, président du groupe de travail interministériel sur la nomenclature statistique des infractions de 2019 à 2021. Ce qui est présenté dans cet article est le résultat du travail collectif de ce groupe. Que tous les contributeurs soient ici remerciés.

La France manquait d’une nomenclature statistique des infractions commune à tous les acteurs de la statistique pénale ; ministère de l’Intérieur et ministère de la Justice utilisaient des nomenclatures de diffusion différentes, ce qui empêchait de disposer de statistiques fines cohérentes tout au long de la filière pénale. La mise au point par l’ONU en 2015 d’une nomenclature internationale a fourni l’occasion de lancer ce chantier en France, lequel a abouti au printemps 2021.

Pour s’affranchir des différences de législations pénales, est retenue une approche fondée principalement sur le comportement de l’auteur de l’infraction. Partant d’une nomenclature juridique préexistante très détaillée, un groupe de travail interministériel a construit en cinq ans la Nomenclature française des infractions : la NFI est ainsi articulée avec la nomenclature internationale pour les grandes catégories, mais avec un détail plus pertinent dans le contexte français. Ce nouvel outil permettra de disposer enfin de statistiques fines comparables entre les deux ministères et de surcroît, susceptibles de comparaisons internationales.

Une statistique pénale inachevée

La statistique pénale est une des plus anciennes : les premières statistiques régulières en France sont diffusées à partir de 1827 sous la forme d’un « Compte général de l’administration de la justice criminelle » (Perrot, 1976). Ces statistiques ont suscité alors un large intérêt de la part des sociologues, car elles jetaient un éclairage sur la santé morale du pays ; c’est le début de la criminologie.

Mais ensuite cette « statistique morale » intéressera moins, elle ne progressera guère et restera fondée sur des sources administratives ; celle du ministère de la Justice sera complétée, puis supplantée largement dès les années soixante-dix, par celle de la Police et de la Gendarmerie qui appréhende la criminalité plus en amont.

Or cette approche par des sources administratives comporte des limites. Elles s’appuient sur des catégories juridiques et non analytiques, et reflètent aussi l’activité des services luttant contre la criminalité : à criminalité constante, renforcer les contrôles concernant l’usage des stupéfiants ou la circulation routière augmente mécaniquement le nombre d’infractions.

C’est seulement dans les années quatre-vingt-dix que furent mises en place des enquêtes statistiques dites de victimation, s’inspirant d’exemples anglo-saxons (Chambaz, 2018 ; Ouvrir dans un nouvel ongletEstival et Filatriau, 2019). On disposait alors d’une source qui mesure la délinquance subie sans le biais des statistiques administratives : les comparaisons internationales devenaient possibles, mais celles-ci restaient limitées aux grandes catégories des enquêtes de victimation et ne couvraient pas l’ensemble des crimes et délits. Or ceux-ci sont connus de façon très détaillée par les sources de la Justice et de la Police, mais avec des nomenclatures « métiers » différentes (encadré 1 et encadré 2).

 

Encadré 1. La filière pénale, de l’infraction à l’exécution de la peine

La statistique pénale porte sur les infractions aux lois pénales et donc sur un domaine que l’on qualifie souvent de délinquance. Elle correspond à la notion de délinquance enregistrée principalement par les services de Police, de Gendarmerie ou de Justice et donc à des statistiques administratives.

De façon simplifiée, une infraction est d’abord constatée le plus souvent par un service de Police ou de Gendarmerie. Elle fait alors l’objet d’un procès-verbal décrivant ses caractéristiques : nature de l’infraction, lieu, auteur si celui-ci est connu, éventuelle victime, etc.

Puis ce procès-verbal est transmis à la Justice selon une filière pénale qui associe le ministère de l’Intérieur et de la Justice pour le traitement de la délinquance.

La justice pénale vise à sanctionner les auteurs d’infraction. Selon la gravité de l’infraction, les circuits et les peines sont différents :

  • les infractions les plus graves qualifiées de crimes (homicides, viols, etc.) sont passibles d’une peine de prison supérieure ou égale à dix ans ;
  • les infractions les moins graves (petits excès de vitesse, tapage nocturne, chasse sans permis, coups et blessures légers, etc.) sont susceptibles de contraventions ;
  • les infractions de gravité moyenne sont qualifiées de délits (susceptibles de peines de prison de moins de dix ans).

Le premier niveau de la procédure pénale est celui du ministère public, dit aussi du « Parquet » qui reçoit les procès-verbaux des agents de Police judiciaire, soit principalement de la Police et de la Gendarmerie, mais aussi d’administrations diverses, et parfois des plaintes directes des particuliers.

Le Parquet apprécie la suite à donner aux affaires : classement sans suite (pas d’auteur connu, pas d’infraction juridiquement constituée, insuffisance des charges, etc.), alternative aux poursuites (rappels à la loi, indemnisations, etc.) ou poursuite devant une juridiction pénale, laquelle peut acquitter ou condamner ; ces condamnations sont ensuite inscrites au Casier judiciaire national.

L’exécution de la peine peut conduire à l’incarcération en cas de peine de prison ou à un suivi en milieu ouvert (bracelet électronique, etc.) dans le cadre de l’administration pénitentiaire (figure 1).

 

Encadré 2. La statistique pénale est un reflet de l’activité délinquante dans la société

C’est tout d’abord une statistique de gestion. Elle mesure l’activité des services de sécurité et de justice, ce qui est essentiel pour ces fonctions régaliennes de l’État : cette statistique permet de justifier les moyens demandés par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, elle sert aussi à répartir les ressources entre les nombreuses unités locales (commissariats, tribunaux, etc.), elle permet de mesurer l’efficacité des services ; elle éclaire la politique pénale en quantifiant l’impact, l’effectivité et l’efficacité des nombreuses lois pénales ; elle pourrait aussi appuyer des travaux prospectifs sur les flux d’affaires et d’auteurs qui transitent par la filière pénale pour adapter le dispositif sécurité/justice.

Ensuite, la statistique pénale fournit une mesure de la délinquance enregistrée. La statistique pénale est une réalité déformée et tronquée comme via un prisme, car on n’observe que la délinquance enregistrée donc d’une certaine gravité.

Depuis les années soixante-dix, les services de Police et de Gendarmerie diffusent des indicateurs mensuels, sortes de bulletins statistiques sur les crimes et délits constatés, ou sur l’évolution conjoncturelle de la délinquance le plus en amont possible de la filière pénale. Ces données désormais finement localisées permettent de dresser des cartes de délinquance selon les contentieux. Plus en aval, la Justice publie des statistiques selon les étapes du traitement judiciaire : affaires transmises, suites données, jugements prononcés, condamnations, incarcération ou suivi en milieu ouvert. Cette mesure de la délinquance comporte des biais connus : elle ne concerne que la délinquance enregistrée par les services de Police et de Gendarmerie, la délinquance subie mais non déclarée n’est connue que par les enquêtes de victimation (lesquelles ne couvrent qu’une partie de la délinquance, celle concernant des particuliers victimes directes) ; cette mesure dépend aussi de l’activité des forces de sécurité. Mais cette mesure est très précieuse : elle permet d’observer les tendances conjoncturelles de la délinquance et de connaître de façon très fine le type d’infraction et le profil des auteurs, notamment s’il s’agit de primo délinquants ou de récidivistes, d’où des analyses fécondes sur le comportement de récidive qui peut être vu comme un indicateur de l’efficacité de la filière pénale et qui est au cœur de l’analyse de la criminalité.

 

Alors que les principaux domaines économiques et socio-économiques disposent de nomenclatures régulièrement mises à jour (Amossé, 2020 ; Insee, 2008 ; Ouvrir dans un nouvel ongletGuibert, Laganier et Volle, 1971), la statistique pénale manquait de ce qui constitue le fondement de tout travail statistique : une nomenclature statistique largement partagée entre tous les acteurs.

En pratique, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice avaient développé des nomenclatures très détaillées mais incompatibles, ce qui entraînait des diffusions récurrentes de chiffres incohérents sur la délinquance, les statisticiens devant expliquer régulièrement les raisons des écarts de comptages. Sur le fond, il s’agit pourtant de suivre le même élément : le traitement pénal d’une infraction, de sa constatation à la réponse pénale apportée par la Justice (figure 1).

 

Figure 1. De l’infraction à l’exécution de la peine : la filière pénale simplifiée

 

 

Avec l’informatisation du Casier judiciaire national dans les années 1980, a mis en place une codification fine des infractions dite NATINF (pour NATure d’INFraction) ; cette nomenclature de gestion a vocation à attribuer un code chiffré pour chaque infraction créée par la loi. La NATINF est vraiment très détaillée : dans l’état de la législation en vigueur, elle recense environ 900 crimes, 9 100 délits et 7 000 contraventions. Depuis plusieurs années, cette nomenclature est aussi utilisée dans les logiciels de la Police et de la Gendarmerie et figure ainsi dans tous les applicatifs de la filière pénale (Police, Gendarmerie et Justice). Cette référence de gestion commune portait en germe la possibilité d’élaborer des statistiques comparables entre les ministères de l’Intérieur et de la Justice.

La création du service statistique ministériel de la Sécurité intérieure en 2014 a contribué à la production de statistiques sur des périmètres infractionnels partagés entre les deux ministères. Des travaux méthodologiques ont été conduits en lien avec le service statistique ministériel de la Justice et la direction des Affaires criminelles et des grâces pour rapprocher les données des services sur le champ contentieux des stupéfiants (Ouvrir dans un nouvel ongletClanché, Chambaz et alii, 2016) ainsi que sur celui des violences conjugales (Ouvrir dans un nouvel ongletBrunin, Guedj et Le Rhun, 2019).

Par ailleurs, pour répondre à certaines demandes institutionnelles, ces services ont échangé afin de disposer de champs infractionnels communs, par exemple pour les atteintes sexistes (Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes), les atteintes à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux (Commission nationale consultative des droits de l’homme, institution nationale de protection et de promotion des droits de l’homme) ou encore le blanchiment et le financement du terrorisme (Groupe d’action financière). Cependant, ces travaux ponctuels n’avaient pas pour ambition de constituer une réelle nomenclature visant à couvrir l’ensemble des champs contentieux.

 

Le défi d’une nomenclature internationale

En 2009, l’ONU mit en place une équipe dédiée pour élaborer une nomenclature des infractions. Son travail aboutit en 2015 avec la validation d’une « Classification internationale des infractions à des fins statistiques » (ICCS, pour International Classification of Crimes for Statistical Purposes) par l’ONUDC, Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (Ouvrir dans un nouvel ongletONUDC, 2015).

Une infraction est une atteinte aux valeurs de la société, or c’est la loi qui fixe les écarts inacceptables à ces valeurs, d’où la définition opérationnelle retenue par l’ICCS : les infractions sont « des comportements considérés comme illégaux, et qui à ce titre sont punissables par la loi. Elles sont définies par le système juridique de chaque pays ».

Le problème est que les systèmes pénaux des pays sont très variés : droit romain des pays européens latins, common law des anglo-saxons, lois islamiques, droit chinois, etc. Pour s’affranchir des différences de législations pénales, l’ICCS a retenu une approche fondée principalement sur le comportement de l’auteur associé à une infraction pénale. Dans la terminologie, la nomenclature s’appuie sur la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ainsi que sur de nombreuses conventions internationales de l’ONU pour combattre le crime (trafic de drogue, traite des êtres humains, blanchiment d’argent, terrorisme, crime organisé, etc.) et parfois sur d’autres textes internationaux (par exemple, une directive européenne pour le délit d’initié). Ces éléments de droit internationaux permettent de dépasser le problème posé par l’existence de législations pénales très différentes.

Pour construire la classification ICCS, priorité a été donnée aux critères présentant un intérêt particulier pour les politiques en matière de prévention de la criminalité et de justice pénale. Interviennent ensuite les critères :

  • de cible (personne, objet, milieu naturel, État, etc.), ce qui correspond à la notion française d’intérêts protégés ;
  • de gravité (acte ayant entraîné la mort, etc.) ;
  • ou de modes opératoires (avec violence, etc.).

La classification internationale comprend 11 sections avec une répartition par grands domaines et une potentielle hiérarchie dans l’ordre des sections (figure 2) :

  • on isole d’abord tous les homicides et tentatives d’homicides (section 1) ;
  • puis toutes les autres atteintes à la personne (section 2) ;
  • en isolant les actes à caractère sexuel (section 3) ;
  • puis les atteintes aux biens en distinguant les actes avec violence (section 4) ;
  • ou sans violence (section 5) ;
  • et enfin les atteintes à la société (sections 6 à 10) : la drogue (6), la fraude (7), les atteintes à l’ordre public (8), les atteintes à la sécurité publique (9) et enfin au milieu naturel (10) ;
  • la section résiduelle 11 comprend essentiellement les actes relevant de la compétence universelle (comme les crimes contre l’humanité).

 

Figure 2. Même premier niveau pour la nomenclature française (NFI) et la nomenclature internationale (ICCS)

 

 

On comprend que les premières sections correspondent à des domaines bien cernés de la criminalité traditionnelle et que les dernières sections concernent des atteintes à la société dont la définition évolue plus dans le temps et varie dans l’espace ; il suffit de penser à l’exemple de la cybercriminalité, ignorée il y a quelques décennies, ou des atteintes aux bonnes mœurs (dépénalisation de l’homosexualité inégale selon les pays).

 

Une possible hiérarchie entre les sections

Tous les actes conduisant à la mort d’une personne sont regroupés dans la section 1 (sauf les crimes contre l’humanité) : par exemple, le viol suivi de mort est classé en section 1 et non en section 3 « actes préjudiciables à caractère sexuel » ; la mort suite à une action terroriste est également classée en section 1 et non en section 9 « atteintes à la sécurité publique et à la sûreté de l’État ».

Autre singularité : visant à couvrir l’ensemble du champ international des infractions, la classification comporte des infractions qui correspondent à des actes légaux dans certains pays et illégaux dans d’autres, voire en contradiction avec les Droits de l’homme (apostasie, prosélytisme, avortement, adultère, homosexualité par exemple). Toutefois, ces situations ne concernent qu’un nombre très limité de postes, d’où un impact marginal sur les comparaisons internationales.

 

La déclinaison en France de la nomenclature internationale

Il revenait à l’Insee de coordonner l’adaptation et la mise en œuvre de la nomenclature internationale ICCS dans le système statistique public français, afin que celle-ci devienne le cadre de référence de la production et de la diffusion de statistiques publiques dans les domaines de la sécurité et de la justice pénale.

À cet effet, un associant les principaux acteurs concernés a été mis en place en 2016. Le groupe de travail devait mener un double chantier : renseigner au mieux les postes de l’ICCS, et définir une déclinaison nationale articulée avec l’ICCS et pertinente en France. Ce travail devait permettre aussi de déterminer une nomenclature statistique agrégée commune aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, qui n’existait pas encore. Au terme d’un cycle de 34 réunions, le groupe de travail a ainsi proposé en avril 2021 .

La difficulté de l’exercice était de faire table rase des nomenclatures anciennes et de construire une nomenclature commune. De fait, les acteurs concernés ont bien joué le jeu, sans doute parce que l’ICCS proposait un cadre très structuré qui manquait aux nomenclatures métiers élaborées le plus souvent au fil de l’eau sans visée statistique. Le travail de réflexion mené pour définir l’ICCS était de grande qualité ; pour preuve, dès 2016, les spécialistes universitaires américains ont reconnu que l’ICCS présentait toutes les qualités attendues d’une nomenclature d’infractions et ont ainsi proposé de l’adopter comme cadre central d’une nomenclature pour les États-Unis, avec quelques aménagements pour tenir compte du contexte national (Ouvrir dans un nouvel ongletNASEM, 2016).

En termes de champ, un manuel d’implémentation de l’ICCS de 2019 (Ouvrir dans un nouvel ongletONUDC, 2019) préconise de se limiter pour les pays de droit romain aux infractions les plus graves (crimes et délits). Le groupe de travail a cependant retenu une option plus large, en rajoutant le champ des , car la frontière entre les crimes et délits et le contraventionnel est variable dans le temps (exemple de la conduite sans permis) et que, de ce fait, ce champ large correspond le plus souvent au champ des statistiques actuellement diffusées par les ministères de l’Intérieur et de la Justice en France (figure 3). Les comparaisons internationales ne seront possibles que sur le champ des crimes et des délits.

 

Figure 3. De la délinquance totale à la délinquance enregistrée

 

 

Cinq ans pour définir une nouvelle nomenclature

Une première étape a été d’établir une table de passage de la NATINF vers l’ICCS. Les experts de la DACG devaient donc analyser les quelque utilisés dans les applicatifs de la filière pénale. Ce préalable est recommandé par l’ONU et Eurostat (Ouvrir dans un nouvel ongletEurostat, 2017), il a été suivi notamment par les statisticiens allemands (Ouvrir dans un nouvel ongletBaumann, Kerner et Mischkowitz, 2016). C’est un travail complexe et minutieux qui nécessite de nombreux choix avec des affinements progressifs au fil de l’examen des différentes sections, ce qui explique la durée du groupe de travail.

L’affectation d’une infraction précise à un poste de l’ICCS a souvent posé des problèmes de frontière. Le groupe de travail a cherché à dégager le domaine principal de l’infraction pour constituer des catégories homogènes. Par exemple, le droit français de l’environnement comporte beaucoup d’infractions à caractère préventif : on les a affectées en section 10 « atteintes au milieu naturel » et non en section 8 « atteintes à l’ordre public, à l’autorité et aux dispositions juridiques de l’État », dans la mesure où la principale valeur sociale protégée est ici l’environnement ; cela permet ainsi de regrouper tous les contentieux de l’environnement.

Autre critère d’affectation, l’affectation au poste le plus précis. Par exemple, la fraude fiscale est isolée dans la section 8 dans le poste 8041 « actes contraires aux dispositions fiscales » et non dans un poste plus large de la section 7 « fraude financière visant l’État » (70111), alors que les inclusions/exclusions de l’ICCS étaient contradictoires sur ce point.

La nomenclature juridique NATINF ne décrit pas complètement les comportements ; par exemple, les infractions de « vol avec circonstances aggravantes » peuvent ne pas faire apparaître certaines caractéristiques du comportement : le statut de la victime, le lieu d’infraction, la nature du bien volé, etc. C’est pourquoi, au-delà de la NATINF, on a dû recourir parfois à d’autres variables de gestion comme la codification en « index » (catégorie de diffusion) du ministère de l’Intérieur ou la nature des « circonstances aggravantes » pour le ministère de la Justice, par exemple pour bien distinguer entre les vols avec ou sans violence.

 

Une nomenclature hybride à l’arrivée

Partant de la table de passage NATINF/ICCS, la nomenclature française des infractions a été articulée avec l’ICCS et adaptée au contexte français. On a construit ainsi une nomenclature hybride entre un découpage statistique international et une codification fine de la législation pénale.

La granularité de la table de passage NATINF/ICCS fixe pour l’essentiel les niveaux retenus pour la nomenclature française. La profondeur d’emboîtement des deux nomenclatures est différente selon les sections. On a conservé de façon quasi systématique le découpage par section et division de l’ICCS (11 niveaux 1 et 62 niveaux 2). Au sein des divisions, on a cherché à coller autant que possible aux subdivisions de l’ICCS ; quand ce n’était plus possible, on a introduit une ventilation simple avec des catégories d’actes bien isolés et d’importance en France, de façon à avoir une nomenclature statistique des infractions pertinente pour le pays. Par exemple, pour la section 10 (atteintes au milieu naturel), la nomenclature française des infractions reprend les subdivisions de l’ICCS mais en les détaillant davantage pour le poste résiduel « autres atteintes au milieu naturel », en rajoutant 8 subdivisions afin de distinguer le domaine concerné par les actes de prévention (encadré 3).

 

Encadré 3. Les deux premiers niveaux de la nomenclature française des infractions

 

 

Cette démarche est analogue à celle des États-Unis qui ont défini en 2016 une nomenclature statistique des infractions reprenant les 11 divisions de l’ICCS, mais en restructurant les découpages dès le niveau des divisions (Ouvrir dans un nouvel ongletNASEM, 2016). Par exemple, dans la section 2, plutôt que la distinction entre agressions graves ou mineures, les Américains isolent les violences avec ou sans armes à feu. De façon générale, la NFI s’est beaucoup moins écartée des subdivisions de l’ICCS que la nomenclature américaine.

 

Des libellés adaptés au contexte national

Les libellés de la nomenclature française reprennent ceux de la version française de l’ICCS, sauf pour tenir compte des pratiques de repérages des infractions et du droit pénal français pour aboutir à des libellés plus compréhensibles en France. De très nombreux libellés ont ainsi été modifiés par rapport à ceux de la version française de l’ICCS : « personne morale » plutôt qu’« entité morale » ; « vols avec violence ou menaces contre une personne » plutôt que « vols qualifiés » ; « harcèlement » plutôt qu’ « actes visant à provoquer la peur ou la détresse émotionnelle ».

Le travail d’élaboration de la NFI s’est fait à partir de la NATINF, mais d’autres informations ont parfois été mobilisées. Comme on l’a vu précédemment, certains critères utilisés par l’ICCS ne figurent parfois pas dans le libellé de la NATINF, mais sont accessibles dans d’autres variables décrivant les actes incriminés et disponibles dans les fichiers de la filière pénale (par exemple, l’âge de la victime pour repérer des actes contre les mineurs, « les circonstances aggravantes », « l’index » des relevés de la Police ou de la Gendarmerie). La définition de la NFI tient compte de cette possibilité de codage plus fin sur certains segments de la filière pénale. On peut faire un parallèle avec la nomenclature des « Professions et Catégories Socioprofessionnelles » (PCS) qui peut être codée à un niveau différent selon les sources statistiques « employeur » ou « salarié ». Par exemple, seul le recours à la variable « index » dans les sources Police/Gendarmerie permet de distinguer les vols avec violence sur une personne, dans un lieu public, dans un lieu privé, dans une institution financière ou dans une institution non financière.

 

Les limites héritées de la nomenclature internationale

L’ICCS est une nomenclature internationale qui privilégie les domaines d’infraction à dimension internationale, qui ont fait l’objet de conventions, comme la drogue, la propriété intellectuelle, ou le crime organisé. À l’opposé, les domaines à dimension locale ou ceux où le droit pénal est moins développé sont moins bien couverts. Ainsi le manuel qui l’accompagne n’évoque ni les infractions au droit de l’urbanisme ou de la construction, ni les infractions liées aux moyens de transport autres que la circulation routière (Ouvrir dans un nouvel ongletONUDC, 2015).

Lors de la définition de la NFI, on a donc cherché à dépasser cette limite en rajoutant des subdivisions qui complètent l’approche de la nomenclature de l’ONUDC. Ce faisant, elle nécessitera quelques précautions d’usage, notamment lors des comparaisons internationales.

Les domaines couverts par les cinq premières sections sont relativement faciles à cerner : atteintes aux personnes et aux biens. Il n’en est pas de même pour les atteintes à la société. Certes les domaines couverts par les sections 6 (actes faisant intervenir des drogues contrôlées ou d’autres substances psychoactives) et 10 (atteintes au milieu naturel) sont bien délimités, mais on observe de possibles chevauchements entre les sections 7 (actes relevant de la fraude, de la tromperie et de la corruption), 8 (atteintes à l’ordre public et à l’autorité de l’État) et 9 (atteintes à la sécurité publique et à la sûreté de l’État). Par exemple, l’exercice illégal d’une profession peut être rattaché au poste 07019 de l’ICCS (autres actes de fraude) ou au poste 08042 (actes contraires aux réglementations commerciales et financières) voire au poste 02071 (actes mettant en danger la santé) pour le cas de l’exercice illégal de la médecine.

Lors des comparaisons internationales, il faudra être vigilant sur le fait que les législations peuvent différer parfois sensiblement. Il y a des domaines où les comparaisons sont possibles sans difficulté particulière, comme les homicides ou tentatives d’homicide, et d’autres domaines, comme l’usage de stupéfiants, où les législations pénales peuvent diverger beaucoup. En pratique, une large part des infractions relèvent des premiers domaines.

 

Une utilisation en complément d’autres approches

Enfin, comme dans toute nomenclature, l’affectation d’une infraction à une et une seule catégorie est réductrice et ne permet pas de répondre à certains besoins nationaux d’analyse. Certaines infractions pourraient être rattachées à deux catégories, cette difficulté se retrouve lors de l’élaboration de la NFI. On pourrait isoler les catégories susceptibles d’une double approche. Une solution théorique optimale aurait été de retenir une NFI suffisamment détaillée pour permettre cette double approche. Par exemple, si les viols suivis de la mort étaient isolés dans la NFI, on pourrait alors calculer l’agrégat de tous les viols (avec ou sans mort). Mais cette solution appliquée de façon systématique serait très coûteuse (par multiplication de postes fins NFI de faible effectif), elle n’a donc été que très rarement retenue. Par exemple, les contrefaçons dangereuses pour la santé sont isolées dans les actes dangereux de la section 2 pour pouvoir être agrégées avec l’ensemble des contrefaçons de produits classées ailleurs dans la section 7 (actes relevant de la fraude, de la tromperie ou de la corruption).

Pour aborder des problématiques transversales (comme le crime organisé) il faudra donc s’affranchir de la NFI et retenir des regroupements de NATINF. La meilleure solution pour dépasser cette limite est de rajouter pour chaque infraction des « descripteurs supplémentaires » comme le préconise le manuel de l’ICCS ; une telle extension nécessite un important travail qui pourrait être organisé à l’avenir pour donner plus de souplesse à l’utilisation de la nomenclature, comme l’ont réalisé les Américains (Ouvrir dans un nouvel ongletNASEM, 2016).

 

Un outil qui reste à calibrer par l’usage

Il reste à pratiquer cette première version de la NFI pour en tester la pertinence et la robustesse. Seules des analyses par contentieux montreront les niveaux d’agrégation les plus pertinents. Il faudra aussi étudier les rétropolations possibles et documenter d’éventuelles ruptures de séries. L’articulation de la NFI avec l’lCCS facilitera la réponse aux questionnaires internationaux sur la criminalité et permettra notamment de renseigner certains indicateurs du développement durable de l’ONU, principalement ceux associés au 16e objectif « Paix, justice et institutions efficaces » (Clanché, 2019).

Cet exercice de définition d’une nomenclature nationale autorise aussi un retour critique vers l’ONUDC dans la perspective d’une future révision de l’ICCS. Par exemple, le partage entre les différentes rubriques des atteintes à la société (sections 7 à 10) reste à clarifier par endroit. Dans la section 7, la première division 701 (fraude financière concernant l’État) a un intitulé trompeur, car elle exclut la fraude fiscale. De même, il faut signaler de forts chevauchements entre les postes des sections 8 et 9. Parfois, le détail est excessif : dans la section 1, les postes d’intérêt sont les trois premières divisions et les cinq suivantes ne sont là que pour isoler certains types d’homicides peu comparables entre pays mais peu nombreux, on gagnerait à regrouper ces postes en une seule division (autres actes entraînant ou visant à entraîner la mort) comme on l’a fait en NFI. L’élaboration de la NFI a conduit à créer 30 % de postes en plus par rapport à l’ICCS ; l’ONU pourrait examiner si ces rajouts n’ont pas un intérêt dans un contexte plus large.

 

Un pas vers l’élargissement du champ des analyses quantitatives

Ainsi, cette nomenclature marque une étape décisive dans l’approche quantitative de la criminalité en élargissant et structurant le champ des études. En particulier, on pourra enrichir les analyses sur des domaines encore peu couverts de la criminalité : délinquance économique et financière, cybercriminalité, environnement, etc.

Pour conclure, souhaitons que cette nomenclature favorise le développement d’études quantitatives sur la délinquance au sens large (crimes, délits et contraventions). Le domaine reste peu étudié alors que désormais les sources statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice sont devenues très riches et exploitables dans des catégories communes : ceci était attendu de façon légitime par les parlementaires, les médias et le grand public. Enfin, ces catégories autorisent des comparaisons internationales mettant en perspective les chiffres français.

Plus précisément le pôle d’évaluation des politiques pénales de la direction des Affaires criminelles et des grâces (DACG).

Dans sa composition finale fixée en 2018, ce groupe comprenait le SSMSI (service statistique ministériel de la Sécurité intérieure) du ministère de l’Intérieur, la sous-direction de la Statistique des études (SDSE), service statistique ministériel de la Justice, le pôle d’évaluation des politiques pénales (PEPP) de la direction des Affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la Justice, des représentants des services opérationnels du ministère de l’Intérieur (direction générale de la Police nationale et direction générale de la Gendarmerie nationale).

La version définitive a été mise en ligne le 2 décembre de la même année (Ministère de l’Intérieur, 2021).

Les contraventions représentent une part importante des infractions dans certains domaines : consommation, environnement, circulation routière, atteinte à l’ordre public.

En vigueur ou abrogés.

Pour en savoir plus

AMOSSÉ, Thomas, 2020. La nomenclature socioprofessionnelle 2020 : Continuité et innovation, pour des usages renforcés. In : Courrier des statistiques. [en ligne]. 29 juin 2020. Insee. N° N4, pp. 62-80. [Consulté le 16 décembre 2021].

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