L'inflation telle qu'elle est perçue par les ménages
L'indice des prix à la consommation (IPC) mesure l'inflation en agrégeant les évolutions de prix d'un très grand nombre de biens élémentaires, pondérées par leurs parts dans la consommation globale des ménages. Indépendamment de l'IPC, l'Insee recueille également les opinions personnelles sur l'inflation (OPI), exprimées par les consommateurs dans le cadre de l'enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages.
Ces deux mesures divergent fortement. Depuis 2004, l'OPI fluctue en moyenne six points au-dessus de l'inflation mesurée par l'IPC. Les opinions personnelles sur l'inflation présentent par ailleurs une très forte dispersion : des niveaux d'inflation perçue supérieurs à 20 % par an ne sont pas rares. Il est courant d'y voir un effet du passage à l'euro. Privés de leurs repères habituels, les consommateurs auraient développé une perception des prix largement déconnectée de leur évolution effective.
Mais deux éléments relativisent cette thèse. D'une part, elle ne peut expliquer que le phénomène soit aussi durable : il aurait dû s'estomper avec l'accoutumance progressive à la nouvelle monnaie. D'autre part, on dispose d'informations sur la perception des prix pour quelques biens élémentaires, or elles s'avèrent relativement cohérentes avec les évolutions des prix de ces biens au sein de l'IPC. L'OPI aurait donc bien des bases objectives.
D'autres explications de l'écart OPI/IPC sont envisageables. La perception des prix élémentaires n'aurait pas de biais systématique mais, contrairement à l'IPC fondé sur les parts budgétaires, les consommateurs donneraient un poids plus important aux biens à forte fréquence d'achat, et ils surpondéreraient ceux dont les prix sont en hausse. Un résultat classique de psychologie économique est en effet que les agents sont plus affectés par les nouvelles défavorables que par les nouvelles favorables. Si on combine ces deux dernières hypothèses, supposer une pondération deux fois plus importante pour les biens dont les prix augmentent permet de rendre compte de l'écart moyen entre OPI et IPC.
Ce texte résume les principales conclusions de l'article « L'inflation perçue », publié par les mêmes auteurs dans le numéro 447 de la revue .
L'inflation perçue est très supérieure à celle mesurée par l'indice des prix à la consommation
Depuis plusieurs années, en France (comme d'ailleurs dans de nombreux autres pays), la pertinence de l'indice des prix à la consommation (IPC) est fortement remise en cause. Une large fraction de l'opinion considère en effet qu'il sous-estime nettement l'inflation.
L'enquête de conjoncture auprès des ménages (enquête CAMME, voir ) confirme ce décalage. Depuis 2004, elle demande une estimation quantitative de l'inflation à un échantillon d'environ 2 000 ménages. Ces opinions personnelles sur l'inflation (OPI) apparaissent à la fois très dispersées (figure 1) et en moyenne très supérieures à l'inflation mesurée par l'indice des prix à la consommation (figure 2) : les enquêtés attribuent fréquemment à l'inflation des valeurs de 15, 20 voire même 25 % par an. Si on raisonne en moyenne, l'écart est en permanence de l'ordre de 6 points sur toute la période allant de janvier 2004 à décembre 2010.
Comment rendre compte de tels écarts ? Il faut d'abord rappeler de quelle manière est construit l'IPC. Chaque mois, l'Insee procède au relevé des prix d'un vaste ensemble de produits, représentatif de la consommation des ménages en France, et calcule pour chaque produit l'indice d'évolution de son prix. Cet indice est ensuite agrégé aux autres indices, pondéré par la part du produit dans la dépense nationale de consommation. La pondération de l'IPC est une grandeur macroéconomique : ses poids correspondent aux parts budgétaires du consommateur moyen.
La construction de l'OPI diffère de cette démarche statistique. Elle peut s'en écarter de diverses manières.
graphiqueFigure 1 – Distributions des taux d'inflation estimés par les ménages en 2008 et 2010
Pour autant, les opinions sur les prix ne sont pas sans lien avec leurs évolutions réelles
On peut d'abord imaginer que les individus construisent leur opinion de manière très globale. Au lieu de s'appuyer sur une observation fine des prix, pondérés par les parts de biens dans leurs budgets personnels, ils exprimeraient une vision synthétique de la situation économique : elle reflèterait les flux d'informations auxquels ils sont exposés, mais également le degré de confiance qu'ils ont dans la qualité de ces informations. Dans ce cadre, l'épisode du passage à l'euro aurait joué un rôle particulier. Il a conduit à un certain nombre de hausses de prix ponctuelles mais fortement médiatisées, et il a en même temps brouillé les repères quantitatifs usuels des consommateurs. Dans une telle situation, un climat de défiance s'est créé autour de la mesure objective de l'inflation et l'écart OPI/IPC serait l'expression de cette défiance.
Toutefois, cette distorsion induite par le passage à l'euro aurait dû progressivement s'atténuer avec le temps. Plus globalement, ce type d'explication rend assez mal compte du parallélisme entre évolutions de l'OPI et de l'IPC qu'on observe depuis 2004. Par exemple, l'IPC et l'OPI s'élèvent simultanément à partir de la fin 2007, puis ils décroissent parallèlement en 2009 et 2010 sous l'effet de la récession et de la baisse corrélative du prix du pétrole et des produits alimentaires.
D'autres résultats renforcent l'idée que les consommateurs ont une connaissance réelle des évolutions des prix. En deux occasions, l'enquête CAMME a été complétée par une « plateforme », c'est-à-dire par un très court module (vingt questions) dans lequel on demandait aux enquêtés leur opinion sur l'évolution du prix de quelques produits courants (Sources et méthodes). La première plateforme a été réalisée en avril 2007, la seconde en février 2009, le questionnaire étant posé à l'identique.
Cette plateforme ne donne qu'une information qualitative sur la perception des prix des biens élémentaires : on a uniquement demandé aux enquêtés s'ils considéraient que ces prix augmentaient plus vite, moins vite ou au même rythme que l'évolution générale des prix. Sur ce plan qualitatif, les opinions apparaissent bien cohérentes avec les données statistiques qui alimentent l'IPC. À quelques exceptions près, les enquêtés identifient bien quels sont les biens élémentaires dont les prix augmentent plus ou moins vite que la moyenne.
Comment expliquer dans ce cas l'écart entre OPI et IPC ? On peut imaginer que les opinions ordonnent correctement les prix élémentaires, mais soient, en revanche, affectées d'un biais uniforme à la hausse. Ce type d'explication ne fait toutefois que déplacer le problème. Si erreurs de perception il y a, quel est le facteur qui pourrait expliquer que ces erreurs soient systématiquement orientées dans le même sens ?
L'écart tiendrait surtout au mode de pondération des évolutions de prix élémentaires
Ceci oriente vers une autre interprétation. Elle part de l'idée, peu contestable, que le consommateur et l'institut statistique suivent les prix pour des raisons très différentes. Ce dernier a pour mission officielle de mesurer, sur une période donnée et de façon exhaustive et homogène, les mouvements de tous les prix, aussi bien de ceux des produits en baisse que de ceux des produits stables ou en hausse, et ceci indépendamment des innovations et des améliorations de la qualité des produits existants. Le but que poursuit le consommateur en s'informant sur les prix dans sa vie quotidienne est tout autre. Sa surveillance ne tend ni à l'exhaustivité ni à l'homogénéité. Assez naturellement, on peut d'abord supposer qu'elle porte davantage sur les produits qui font l'objet des achats les plus fréquents. Par ailleurs, on peut avancer l'idée que le consommateur contrôle ses dépenses en étant plus attentif aux évolutions de prix à la hausse que de ceux stables ou à la baisse, car seuls les premiers menacent son budget actuel. Ce sont en effet les hausses qui peuvent contraindre à renoncer à l'achat de certains produits ou au moins à la diminution de la quantité achetée. Cette thèse d'une surpondération des mauvaises nouvelles par rapport aux bonnes a été notamment mise en avant par les travaux de psychologie économique de Tversky et Kahneman (1991). Selon leurs expérimentations, cette surpondération subjective des pertes () serait d'un facteur au moins égal à deux.
C'est en partant de cette idée qu'a été récemment proposé un indice visant à simuler les opinions individuelles sur l'inflation (Brachinger, 2008). Il est éclairant de le mettre en œuvre dans le contexte français. La démarche consiste à utiliser les évolutions de prix élémentaires qui servent de base à l'IPC, en substituant à la pondération par les coefficients budgétaires une pondération par les fréquences d'achat, augmentée d'une surpondération d'un facteur K pour les biens dont les prix sont en hausse par rapport à ceux dont les prix sont en baisse (voir ).
Cet indice de Brachinger a été calculé pour deux valeurs de K. Une faible valeur de K (K=1,1) revient à surtout prendre en compte le facteur fréquence des achats. Il donne une évolution proche de celle de l'indice des prix alimentaires qui reste très en deçà de l'OPI (figure 2). En revanche, en combinant la pondération par la fréquence des achats et une valeur K=2, on résorbe totalement l'écart entre IPC et OPI.
Cette approche constitue donc une piste crédible pour rendre compte de l'écart moyen entre mesure statistique et perception par les consommateurs. Elle n'épuise cependant pas le sujet. Elle rend compte d'un écart moyen plutôt stable. Elle n'en explique ni les à-coups, ni la dispersion interindividuelle. Cette dernière combine attirance pour les valeurs rondes et cas d'inflation perçue extrêmement élevée.
Des explications complémentaires sont ainsi à envisager. On peut notamment supposer que le coefficient K soit lui-même variable d'un consommateur à l'autre et au cours du temps, ou que ce mode de formation de l'OPI ne concerne qu'une part des ménages. Les à-coups de l'écart entre mesure et perception pourraient alors correspondre à des modifications temporaires de la distribution du coefficient K ou de la proportion de consommateurs à qui s'applique cette hypothèse de Brachinger.
graphiqueFigure 2 – Inflation sur douze mois selon l'IPC (ensemble de la consommation, alimentation), OPI et évolution de l'indice de Brachinger (pour K=1,1 et K=2)
Sources
L'enquête de Conjoncture Auprès des Ménages MEnsuelle (« enquête CAMME »)
Tous les mois, l'Insee réalise une brève enquête téléphonique sur la conjoncture économique auprès d'un échantillon d'environ 2 000 ménages répondants. Chaque ménage est interrogé trois mois consécutifs avant de sortir de l'échantillon. La personne interrogée est le titulaire de l'abonnement téléphonique ou son conjoint. Le questionnaire interroge l'enquêté sur son appréciation de la situation économique générale et de sa propre situation sur les quelques mois précédents et sur ses anticipations à court terme. Les résultats recueillis sont utilisés pour produire l'indicateur du moral des ménages. L'enquête fait partie d'un ensemble d'enquêtes analogues réalisées dans tous les pays de l'Union européenne, sous l'égide de la Commission européenne.
Depuis 1996, on demande à l'enquêté son l'opinion sur l'inflation au cours des douze derniers mois (des six derniers pour la période 1996-2003). Plus précisément, la question posée est :
Trouvez-vous que, au cours des douze derniers mois, les prix ont :
- fortement augmenté ?
- modérément augmenté ?
- un peu augmenté ?
- stagné ?
- diminué ?
Cette question sert à construire le solde d'opinion des ménages sur l'évolution passée des prix, publié mensuellement par l'Insee. Depuis 2004, le questionnaire demande en outre une évaluation quantitative de cette inflation passée. Ce sont ces évaluations quantitatives qui sont analysées dans la présente étude et qu'on qualifie d'opinions personnelles sur l'inflation (OPI).
Les deux plateformes de l'enquête CAMME sur la perception des prix
En avril 2007, puis en février 2009, une plateforme de vingt questions a été ajoutée au questionnaire habituel de l'enquête CAMME. En avril 2007, 2 030 personnes ont été enquêtées et 1 908 en février 2009.
L'enquêté se voyait poser, pour neuf produits différents, la question suivante :
D'après vous et en général, le prix de [nom du produit]
- a baissé ?
- est resté stable ?
- a augmenté comme tout le reste ?
- a augmenté plus que tout le reste ?
Les neuf produits étaient : le pain, la viande de bœuf, l'huile alimentaire, la facture d'électricité, les réparations automobiles, l'essence, la facture téléphonique, le lave-linge, le téléviseur. Ces produits ont été sélectionnés avec l'idée de se limiter à des articles courants, de façon à maximiser la probabilité de réponse, en proposant une liste variée incluant des produits alimentaires, des biens durables, des services, et combinant des produits présentant des dynamiques de prix contrastées.
Une option possible aurait été de demander à l'enquêté une réponse quantitative. Elle a été écartée : les limites imposées au temps d'interrogation d'une part, le risque d'élever le taux de non réponse en exigeant de l'enquêté une évaluation précise ont conduit à préférer la formulation qualitative.
L'indice de Brachinger
L'indice de Brachinger est construit comme l'indice des prix à la consommation, en calculant une moyenne des évolutions de prix des biens élémentaires, mais avec deux différences :
- Au lieu de pondérer les biens par leur poids relatif dans les budgets des ménages, on les pondère par leurs fréquences d'achat. Ces fréquences d'achat sont estimées à l'aide de l'enquête Budget de famille 2006. Cette enquête collecte les dépenses des ménages en partie au moyen de carnets de comptes quotidiens tenus pendant 2 semaines par chacun des 10 400 ménages enquêtés.
- Les biens dont les prix augmentent se voient par ailleurs attribuer une surpondération d'un facteur K. Deux valeurs de ce coefficient ont été testées : K=1,1 et K=2.
L'interprétation de K comme coefficient d'aversion à la perte remonte aux travaux de Tversky et Kahnneman (1991). Dans le protocole expérimental qu'ils avaient adopté, les sujets d'un premier groupe évaluaient le prix qu'ils demanderaient pour se déposséder d'un objet leur appartenant. Dans le second groupe, les sujets évaluaient le prix du même objet qui leur était donné. Le prix moyen des vendeurs - ceux du premier groupe - apparaissait deux fois plus élevé que celui des receveurs - ceux du second groupe.