Séances 2006-2007 du séminaire inégalités

L'Insee et la statistique publique
Dernière mise à jour le : 26/06/2015

De l'analyse des inégalités scolaires aux questions de justice sociale - 24 novembre 2006

Présentation par : Marie Duru-Bellat (Iredu)

Discutant : François Héran (Ined)

Résumé :

La question des inégalités sociales à l'école, comme celle plus générale des inégalités, mêle des aspects positifs et des aspects normatifs. Le séminaire proposé par Marie Duru-Bellat entend engager une réflexion sur les questions de justice qui sous-tendent et informent souvent, plus ou moins explicitement, les travaux empiriques sur les inégalités (en se limitant ici aux inégalités sociales à l'école). Ignorer ce questionnement peut conduire à des raccourcis, à des conformismes, à des points aveugles. On partira de la question apparemment simple : « Quest-ce qu'une école juste ? », pour en montrer la complexité, que précisément illustre un nombre important de travaux empiriques de sociologie ou d'économie de l'éducation. Cette présentation repose sur la conviction que la responsabilité du chercheur ne se limite pas à verser dans le débat public des faits si rigoureux soient-ils, mais qu'elle exige tout autant une réflexion sur les modèles de lecture qui les informent et qui sont nécessairement politiques et moraux.

L'exposé sera centré sur la présentation des divers principes susceptibles de définir la justice à l'école. L'un de ces principes, essentiel parce qu'il participe structurellement des sociétés démocratiques, c'est évidemment le modèle d'une école méritocratique. Ce modèle d'une compétition juste est bien loin d'être pleinement réalisé et sans doute faut-il travailler à son meilleur accomplissement, sans se laisser berner par des oxymores tels que l'excellence pour tous. Mais, vu les limites du modèle méritocratique, on le combinera avec d'autres principes de justice. L'égalité de résultats est un principe de justice en soi, appelant une dose de discrimination positive afin d'assurer une plus grande égalité des chances. Mais cette orientation est nécessairement limitée, sauf à bousculer la liberté. Dès lors, il faut garantir l'accès à des biens scolaires considérés comme élémentaires et indispensables à tous ou, pour le dire plus brutalement, à un « SMIG scolaire » doté d'une valeur intrinsèque. L'école juste doit aussi veiller à la valeur instrumentale de tous diplômes, en même temps qu'elle doit veiller à ce que les inégalités scolaires ne produisent pas, à leur tour, trop d'inégalités sociales. Enfin, un système compétitif juste, comme celui de l'école méritocratique de l'égalité des chances, doit bien traiter les vaincus de la compétition, même quand on admet que cette compétition est juste.

Mesurer et expliquer les différentes dimensions de la stratification éducative - 22 décembre 2006

Présentation par : Gianluca Manzo (Université de Paris 4 - Sorbonne et Université de Trente, Italie)

Discutante: Valérie Albouy (Insee)

Résumé :

La stratification sociale des diplômes peut être conçue comme un résultat collectif non voulu d'actions individuelles intentionnelles. Le lien systématique de « proportionnalité inverse » qui existe entre le groupe social d'origine des acteurs et leurs obtentions éducatives dériverait ainsi de la composition sociale d'une infinité de choix éducatifs individuels qui ne contiennent en eux-mêmes que les prémisses de l'issue au niveau sociétal. De ce point de vue, la stratification éducative serait un résultat émergent de l'action individuelle : il s'agirait d'un « effet pervers », selon un concept bien établi dans la tradition sociologique.

Cette manière de concevoir la stratification sociale des diplômes rappelle certains aspects de l'approche, encore peu répandue en sociologie, dite « de la complexité » ou « des systèmes complexes ». Selon certaines définitions de ces concepts, un système serait complexe s'il existe un nombre élevé d'entités qui interagissent entre elles en produisant des régularités au niveau systémique non contenues dans le comportement des entités en elles-mêmes (ou non dérivables de celui-ci). Au sein de l'approche dite « de la complexité », l'une des manières les plus récentes d'étudier ce type de système consiste dans la simulation de leur évolution dynamique au moyen de la technique dite « des systèmes multi-agents ».

La communication suggère la possibilité d'importer une telle perspective théorique et méthodologique dans la sociologie quantitative de la mobilité et de la stratification sociale. Notamment, nous présenterons une partie des résultats obtenus de l'implémentation dans un système multi-agents d'un modèle théorique des mécanismes générateurs des inégalités éducatives. L'application portera sur les sociétés françaises et italiennes dans les années quatre-vingt-dix et durant une grande partie du XXe siècle.

La communication sera articulée en trois parties. Premièrement, nous exposerons notre modèle théorique. Ce modèle constitue un développement possible de la perspective, actuellement dominante dans les études quantitatives de la stratification éducative, que l'on peut qualifier d'« approche du choix éducatif rationnel ». En raison de l'attention que notre modèle théorique consacre aux structures d'interaction directe et indirecte entre les acteurs, nous le qualifierons de « Modèle du Choix Éducatif Interdépendant » (MCEI). Dans cette première partie, nous proposerons également une formalisation mathématique de ce modèle. Deuxièmement, nous décrirons les traits de fond du système multi-agents dans lequel le modèle a été implémenté : une attention particulière sera consacré à la configuration du réseau qui relie les « agents ». Troisièmement, la partie finale de la communication présentera certains résultats produits par le modèle au sujet des flux scolaires et des opportunités éducatives, aussi bien en perspective synchronique que diachronique. La validation du modèle sera faite en comparant les sorties des simulations aux données empiriques françaises et italiennes.

Inégalités de quoi ? La mesure du niveau de vie - 12 janvier 2007

Présentation par : Marc Fleurbaey (Cnrs-Cerses, Université de Paris 5)

Discutant : Daniel Verger (Insee)

Résumé :

La mesure des inégalités se concentre habituellement sur le revenu. Il existe pourtant un consensus sur le fait que le revenu est un indicateur très imparfait du niveau de vie. Mais peut-on faire mieux ?

L'enjeu est important car le regard que l'on porte sur les inégalités dessine en creux l'idéal que l'on envisage pour la société. Dis-moi comment tu mesures les inégalités, je te dirais quelle société tu désires... En réalité on mesure habituellement les inégalités de revenu sans vraiment désirer l'égalité des revenus, ce qui traduit une certaine incohérence. Il faut donc commencer par avoir les idées claires sur la « chose » que l'on souhaite rendre égale (ou moins inégale) entre les personnes. Mais cette attitude très exigeante se heurte à la difficulté de trouver une doctrine consensuelle. Il y a plusieurs théories de la justice.

Dans l'idéal, le statisticien au service de la société et du débat public devrait produire tous les chiffres jugés pertinents par les uns ou les autres, sans choisir lui-même une doctrine particulière. S'il y a trois théories de la justice prééminentes, pourquoi ne pas mesurer les inégalités de trois manières différentes ?

Après avoir évoqué cette perspective idéaliste, et pourtant pas si irréaliste qu'on pourrait le croire, en brossant un tableau des différentes théories et des mesures qu'elles suggèrent, l'essentiel de l'exposé portera sur l'approche plus modeste consistant à prendre le revenu comme point de départ et à chercher à enrichir la mesure du niveau de vie pour tenir compte d'éléments supplémentaires. On distinguera en particulier trois méthodes: la monétarisation (qui s'appuie sur des prix), l'équivalence (qui utilise des consentements à payer) et la pondération directe (qui utilise des facteurs d'échelle choisis par l'observateur).

Individus, ménages : quel niveau pour l'analyse des inégalités ? - 9 février 2007

Présentation par : Sophie Ponthieux (Insee)

Discutant : Jean-Marie Firdion (Ined)

Résumé :

Il est une sorte d'inégalité économique sur laquelle on ne sait pas grand chose : celle qui peut exister entre les membres d'un ménage. Une « bonne » raison à cela est que la mesure des niveaux de vie repose sur le postulat traditionnel de mise en commun des ressources ; sous cette hypothèse, tous les individus d'un même ménage bénéficient du même niveau de bien être quelle que soit leur contribution au revenu total. Ce postulat fait l'objet d'importantes critiques méthodologiques, et de nombreux travaux montrent que l'affectation des ressources du ménage n'est pas indifférente à la distribution des revenus entre ses membres ; toutefois, comme les données dont on dispose ne permettent en général pas de savoir comment se réalisent exactement les allocations entre les membres des ménages, cette hypothèse n'a guère d'alternative opérationnelle.

Par ailleurs, le niveau de vie d'un ménage ne s'évalue pas directement par son revenu total, puisqu'il faut tenir compte de la taille et de la composition du ménage, ni par son revenu moyen par personne, puisque cela ne rendrait pas compte des économies d'échelle associées à la vie en commun (notamment le partage d'un même logement). On approche donc le niveau de vie par le revenu-équivalent du ménage, en appliquant une échelle d'équivalence qui donne à ses membres des poids différents, censés rendre compte du supplément de revenu qui est nécessaire pour maintenir le même niveau de bien être lorsque la taille ou la composition du ménage varie. Pour mesurer l'inégalité de niveau de vie entre les individus, on procède ensuite « comme si » chaque individu du ménage disposait du même revenu-équivalent ; celui-ci peut s'interpréter comme le revenu qui serait nécessaire à l'individu s'il vivait seul pour atteindre le même niveau de bien être.

À quel point cette méthodologie peut-elle affecter la vision que l'on a des inégalités économiques entre les individus ? Cette question débouche sur une autre : est-il indifférent, pour une politique publique visant la réduction des inégalités de niveau de vie, de chercher à diminuer les inégalités de revenu entre les ménages ou entre les individus ?

On prendra comme point de départ l'appréciation que l'on peut avoir de l'inégalité économique entre les femmes et les hommes selon que l'on compare les revenus du travail ou les niveaux de vie des individus calculés selon la méthodologie standard. Pour illustrer l'importance de l'hypothèse de mise en commun des ressources, on reprendra ce calcul pour une série d'hypothèses alternatives sur les modalités du partage des ressources au sein des ménages.

Le projet européen de nomenclature socio-économique : un regard croisé franco-allemand - 30 mars 2007

Présentation par : Heike Wirth (Université de Mannheim) et Cécile Brousse (Insee)

Résumé :

Heike Wirth et Cécile Brousse ont présenté les travaux de l'Université de Mannheim, de l'Insee et de la Dares autour du projet européen de nomenclature socio-économique (ESeC) construite à partir de la classification internationale des professions (CITP/ISCO). Elles ont interrogé la pertinence de ce projet, fondé sur le schéma de classes de Goldthorpe, dans les contextes français et allemand. Elles se sont appuyées sur des travaux effectués à partir de données nationales. S'en est suivi une discussion croisée sur les capacités de la nomenclature ESeC à décrire les structures sociales en Europe en tenant compte des spécificités nationales. La séance s'est achevée par un débat avec la salle, qui a porté en particulier sur les perspectives de travail dans chacun des deux pays.

Santé : quand les paradigmes disciplinaires forgent la perception des inégalités - 8 juin 2007

Présentation par : Gaël de Peretti (Cepe)

Discutant : Jean-Louis Lanoë (Inserm)

Résumé :

La santé est un concept qui reste encore largement débattu et qui voit cohabiter différentes approches que l'on pourrait schématiquement regrouper dans trois modèles : la santé positive en référence au bien-être, la santé négative en référence à l'absence de maladie, la santé globale où les déterminants biologiques, psychologiques, socioculturels voire spirituels interfèrent (Paul, 2005). Parallèlement, les indicateurs de position sociale, même si en France il existe un relatif consensus sur la catégorie socioprofessionnelle (Faucheux, Neyret, 1999), « sont multiples et font l'objet d'usages diversifiés » (Chenu, 2000). Cette variété se traduit pour l'un comme pour l'autre de ces concepts par de multiples échelles (nominales, ordinales ou cardinales) qui permettent l'usage d'indicateurs d'inégalités et d'outils statistiques plus ou moins sophistiqués dont il paraît nécessaire de préciser les implicites. Au travers de trois métiers - épidémiologistes, économistes de la santé, sociologues de la santé - nous tenterons d'observer l'impact des paradigmes qui sous-tendent ces professions sur leurs méthodes et leurs résultats.

Références :

  • Chenu Alain (2000), « Le repérage de la situation sociale », in Les inégalités sociales de santé, Annette Leclerc, Didier Fassin, Helène Grandjean, Monique Kaminski, Thierry Lang, Inserm/La Découverte, Collection « Recherches ».
  • Faucheux Hedda, Neyret Guy (1999), « Évaluation de la pertinence des catégories socioprofessionnelles (CSP) », Rapport de l'Inspection générale de l'Insee, 23 mars 1999.
  • Paul P. (2005), Le concept de santé globale, entre approches formelles et informelles, dans la transdisciplinarité, Second Congrès de la transdisciplinarité, Vitoria, Brésil, 6-12 septembre 2005.

Les difficultés de l'approche des patrimoines dans la « haute société » - 4 mai 2007

Présentation par : Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon (CSU)

Discutant : Cédric Houdré (Insee)

Résumé :

L'étude et l'analyse des patrimoines de la « haute société », c'est-à-dire de la noblesse fortunée et de la grande bourgeoisie ancienne, se heurtent à trois types de difficultés.

Tout d'abord, cet objet est en partie couvert par le secret (fiscal en particulier) et par les efforts de dissimulation, ou la simple règle de la discrétion qui en interdit l'accès. Mais surtout la position sociale des agents concernés induit une autocensure de la recherche pour des raisons très diverses : il est plus facile et plus légitime de travailler sur les pauvres que sur les riches.

Les deux autres types de difficultés sont liés aux caractéristiques de la grande richesse. Si ces caractéristiques ne lui sont pas totalement spécifiques, elles y sont décuplées par l'importance même des richesses considérées.

D'une part, la grande richesse est multidimensionnelle : elle allie l'aisance matérielle à la familiarité avec la culture dominante et à la densité des relations sociales au plus haut niveau. Au capital économique se joignent le capital culturel et le capital social. On ne peut réduire l'approche des patrimoines à la seule richesse économique, dans ce milieu social, ce serait la sous-estimer gravement.

D'autre part ces patrimoines, surtout dans leur dimension économique, sont dispersés à l'extrême. Dans le même milieu social se côtoient les honnêtes aisances et des fortunes dont les propriétaires eux-mêmes ignorent les limites. Mais en même temps l'approche individualisée ignore le collectivisme paradoxal de cet univers social qui met en commun les différentes formes de capitaux qu'il cumule. La grande richesse a donc aussi, paradoxalement, une forme collective qui décuple chacune des richesses individuelles.